> Portfolio > Les Valaques
le peuple le plus discret des Balkans
De Georgios, d’abord, on ne voit que les mains. Enormes. Des battoirs qui fendent avec une précision chirurgicale les carcasses de moutons. Petit, râblé, sans cesse en mouvement, il est à la fois éleveur, boucher, fromager et restaurateur à Samarina, le village le plus haut perché de Grèce (1 450 mètres), où les tavernes succèdent aux magasins de produits locaux. Cette semaine, il ne dormira guère. Comme chaque 15 août, jour de la fête de Marie, Samarina devient le centre du monde valaque. Vous n’avez jamais entendu parler des Valaques ? Vous n’êtes pas les seuls. Cette communauté éparpillée dans tous les Balkans est aussi la plus discrète de la région.
Alors que les micro-Etats se multiplient dans cette partie de l'Europe, les Valaques, eux, ne connaissent pas de frontières. Ils n'ont d'ailleurs jamais eu de pays propre. Leur territoire, c'est la montagne, qu'elle soit grecque, albanaise, serbe, bulgare, roumaine ou macédonienne. Leur signe de ralliement, c'est le valaque, une langue aux origines énigmatiques dans une aire à majorité grécophone et slavophone. Sont-ils deux cent mille, un million, plus encore ? Impossible à savoir, tant la diaspora les a dispersés. Jusqu'en Nouvelle-Zélande. Leur nom lui-même n'est pas clairement établi : Valaques, Aroumains, Tsintsars, Tchobans, Arminesti… les appellations fourmillent, parfois péjoratives. De Georgios Averof (né à Metsovo en 1815), businessman philanthrope qui a contribué à bâtir l'Athènes moderne, à la famille Boutaris (originaire de Nymfaio), qui a fait revivre les vins locaux, l'histoire grecque bruisse en effet des exploits de ces compatriotes valaques.
Descendants de bergers, devenus colporteurs, artisans, puis commerçants, ils ont fini par se fondre dans la société locale. Les villages valaques du massif du Pinde, dans le nord de la Grèce, sont peu à peu désertés. A Krania, Kalliroi, Chalki ou Syrrako, les anciens survivent aux hivers rudes et mornes en attendant les vacances d'été, qui ramènent les enfants au pays. C'est au village que Vassil reprends de ses forces. "Qu'est-ce que j'y fais, des semaines durant ? Rien. On se retrouve entre cousins et amis d'enfance, nous qui vivons éclatés dans toute la Grèce. On suit les bergers avec leurs troupeaux, on écoute les vieux chanter dans notre langue, on aide nos mères à faire les “pites”, ces feuilletés fourrés de toutes sortes de farces, des plus salées aux plus sucrées.»
A Samarina, chez Georgios, la fête bat son plein pendant sept jours. La communion valaque s'achève le samedi matin par la grande ronde, comme une messe dansée. Là, entre l'église et l'ancienne école, les hommes ont revêtu l'habit du berger – jupe, manteau de laine, tsaroukia (chaussures à pompons) –, d'autres sont seulement endimanchés, mais tous brandissent fièrement la «klitsa». Cette canne taillée dans le cornouiller, un arbre qui donne des petites baies rouges dont on fait des confitures, ornée en son sommet d'un manche courbe en buis, très dur, jaune et luisant, est l'emblème du Valaque. Travaillée, ciselée en forme de tête de loup ou de corne de bélier, aucune ne ressemble à une autre. Suivre les bergers menant leurs troupeaux à la «klitsa», dans les hauteurs de Samarina, ne fut pas chose facile pour nous. Comme s'il fallait être digne de ce voyage initiatique. Plusieurs fois, la partie fut remise. Jusqu'à ce que Georgios accepte de nous y emmener, pour de bon. Son vieux cabriolet chargé de flokatis, ces tapis aux longs poils de laine, de victuailles en tout genre et de gros sacs plastique, zigzague sur la route, sa route, puisqu'il l'a tracée lui-même à la hussarde, en toute illégalité. Sorti du village, l'artisan devient le roi de la montagne. Il rejoint un par un tous ses bergers et leur distribue les victuailles préparées par sa femme pour les prochains jours, les paquets de cigarettes pour tenir le coup. Il câline les chiens, ces fameux molosses nés dans l'Epire, appelant chacun par son nom. Et une puanteur déchire l'air frais de la montagne lorsqu'il leur jette à la volée le contenu des sacs plastique : les restes de la fête.
Les bergers sont de nationalité albanaise, roumaine, macédonienne, mais tous sont valaques. Habitués dès leur plus jeune âge à mener paître les troupeaux au-delà des frontières. Georgios dit en riant que si l'on appliquait la loi sur les immigrés clandestins et que tous ces gens-là partaient, la Grèce ne pourrait plus produire de feta du jour au lendemain. Car il n'y a plus de bergers grecs, même valaques. Comme ses propres fils, qui préfèrent travailler au village ou vivre plus loin, en ville. Georgios, lui, veut perpétuer la tradition. Le soir venu, il continue sa tournée, avançant dans la nuit noire comme en plein jour, enjambant dénivelés et cours d'eau. Il rallie ainsi chaque campement, sans torche, comme guidé par un invisible GPS. Ou plus sûrement par les étoiles qui dominent le mont Smolikas, dans le silence d'un noir absolu.
La tournée s'achève au sommet, à 2 637 mètres. Là, la viande tourne sur une longue broche rectiligne en bois, soutenue par deux plus petites en forme de Y. Entre ses chiens et ses moutons, éclairés par les flammes intermittentes, Georgios se montre intarissable sur les villages alentour, et raconte l'histoire des «Enfants de Samarina», ces jeunes Valaques qui se sacrifièrent, en 1821, pour l'indépendance de la Grèce face à l'Empire ottoman. Une destinée héroïque qui a inspiré l'une des chansons très populaires du pays.
Au fil de l'histoire, les envahisseurs – Byzantins, Huns, Francs, Slaves, Ottomans – n'ont fait que passer par ces montagnes. Les Valaques, eux, s'y sont ancrés, comme à Metsovo. Cette bourgade de l'Epire, qui compte aujourd'hui près de quatre mille habitants, fut autrefois un grand centre économique et intellectuel. Dotée d'une autonomie politique, elle avait son propre gouvernement et un fonctionnement digne d'une démocratie, alors que tous les Balkans subissaient le joug turc. Aujourd'hui encore, on y parle le valaque réputé le plus «pur», et le dimanche et les jours de fête, on s'y promène en costume traditionnel, tissé dans une laine rugueuse. Leonidas Metsios, professeur de gymnastique, fait danser ses élèves dans l'association folklorique de Metsovo. Sa troupe a déjà tourné dans de nombreux pays, fière d'y représenter la culture valaque, mais aussi la Grèce. Car c'est toute l'ambivalence de leur identité: Leonidas, qui porte, comme de nombreux Valaques, un prénom emprunté à l'Antiquité grecque – comme Socrate, Basile, Xanthippe –, se revendique citoyen grec, mais Valaque de cœur. Ce peuple, cette langue, ces mœurs, c'est son âme. Les larmes luisent dans ses yeux lorsqu'il évoque ses origines : «Ma mère, une vraie Metsovienne, habillée à l'ancienne, avec ces couches de gilets et de jupes à larges plis, qu'elle a tissés elle-même avec la laine des troupeaux, ma mère embaume. Et pourtant, elle ne se lave pas tous les jours comme tout le monde le fait aujourd'hui ! Cela sent le vrai, le chaud. C'est comme la langue, ce sont mes tripes, là d'où je viens. C'est l'origine de mon monde.» Où qu'ils soient installés, en Australie, par exemple, les Valaques reviennent constamment aux sources. Malovista est un petit bourg de Macédoine (ancienne république yougoslave de Macédoine) que l'on peine à trouver dans le lacis de routes serpentant sur le mont Baba. Des troupeaux, quelques maisons couvertes de lauses, des chemins de pierre très escarpés : le bout du monde au cœur de l'Europe… Autrefois, c'était une ville prospère, dont témoignent encore les fresques monumentales de ses églises. Seul signe de modernité, la voiture qui vient chercher tous les matins les airelles cueillies aux alentours pour être expédiées en Allemagne.
Vangelis Javoski, imprimeur retraité émigré à Sydney avec sa femme Anna, y revient chaque été. Habitués au confort australien, ils vivent ici, pour les vacances, comme ont vécu leurs parents : laver à la main, avec l'eau chauffée au bois du kazani (chaudron), sarcler à la bêche… A Sydney, Vangelis garde aussi quelques habitudes. Tous les soirs, au café, il joue aux cartes ou au tric-trac avec d'autres membres de la diaspora valaque, venus de Grèce, d'Albanie ou de Serbie. Dans les rues de Malovista, on rencontre de plus en plus d'anciens habitants, transportant à dos de mulet les matériaux qui redonneront vie aux maisons de leurs pères. Ils habitent à Bitola, la grande ville voisine, à Athènes ou en Crète. Mais en été, ils rentrent pour reconstruire pierre par pierre le territoire d'un peuple qu'on a cru en partance, et qui est toujours là.
A Voskopojë, en Albanie, ville mythique de la grandeur valaque d'hier, la diaspora fait là aussi renaître de ses cendres l'ancienne Moscopolis. De gigantesques palais byzantino-hollywoodiens, érigés avec l'argent des émigrés en Italie ou en Grèce, poussent entre les chemins de terre de ce qui n'est plus qu'un village de quelques centaines d'habitants. Au café du coin, les hommes ne manqueraient pour rien au monde les aventures de «Juanita», télénovela qui passe en boucle, dans un improbable doublage hispano-albanais. Autres temps… Jusqu'au XVIIIe siècle, Voskopojë fut un carrefour commercial sur la route qui menait les caravaniers chargés de peaux et de laine vers les capitales impériales, Vienne et Istanbul. La cité comptait alors quinze mille âmes et vingt-six églises, une académie, une grande bibliothèque, un hôpital et la première imprimerie des Balkans, qui publia des dizaines de livres en langue grecque. Tous les peuples de la région y cohabitaient. Anéantie par plusieurs assauts ottomans au XVIIIe siècle, par une attaque italienne en 1916 et par les bombes allemandes en 1943, Voskopojë fut réduite à peu de chose et tomba dans l'oubli pendant les quarante ans du règne communiste d'Enver Hoxha. De la splendeur d'antan, à l'orée de Voskopojë, ne reste que la Via Egnatia, voie romaine qui reliait Byzance à l'Adriatique. Entre ses gros pavés de granit viennent encore paître les moutons.
L'une des plus célèbres Albanaises du monde, Mère Teresa, affirmait : «Par mon sang, je suis Albanaise. Par ma nationalité, Indienne.» Pourtant, des historiens pensent qu'elle avait des origines valaques, engageant d'immenses polémiques autour de cette grande figure nationale. Mais c'est en Roumanie, berceau autoproclamé du peuple valaque, que la défense de cette identité est la plus ardente. La grande parenté de la langue valaque avec le roumain, langue latine, en est le moteur. Dans le passé, les Roumains avaient même établi des écoles valaques roumaines dans tous les pays balkaniques. Une volonté d'hégémonie qui est parfois critiquée par les Valaques des autres pays. - Effy Tselikas